Elle s'appelait Apolline et elle aimait les oiseaux
Publié le 3 Juillet 2021
Illustration : Dali, 1925
Elle s’appelait Apolline et elle aimait les oiseaux
L’heure n’était pas à l’écriture. Élise installa son fauteuil face à la fenêtre, de sorte que le jardin lui offrit toute sa splendeur en cette journée de Printemps. Elle plaça avec précaution sa colombe sur ses genoux, la couvrit de la chaleur de ses paumes. Son esprit malgré tout lui soufflait des vers qui se balançaient au rythme de sa respiration. L'esprit est un oiseau, songea-t-elle, il mange et boit les mots précieux / jusqu'à ce que sa mémoire / lui accorde son héritage / il a des ailes que l'air assure.
Elle aimait plonger dans un monde qui n’était pas le sien, il n’était sans doute pas plus celui de l’autre ; ce moi magnifié d’un poète dont elle aimait le style. Alors, elle ne respirait plus l’air qui l’environnait mais l’atmosphère dans lequel elle imaginait sa divine poétesse plantant ses mots. Les herbes s’étaient sans doute depuis longtemps desséchées dans le jardin d’Emily Dickinson, mais les poèmes s’étaient disséminés, propageant leur volupté, leur observation fine de la nature, du cœur de l’homme, conduisant le lecteur jusqu’aux portes du ciel à l’entrée desquelles s’épanouissent en permanence les roses trémières.
Le téléphone sonna, la ramenant à l’ici, au maintenant. Elle dut décoller son esprit de la contemplation du jardin et des quatrains de son auteur de prédilection. Les mots s’évanouirent. Depuis longtemps elle avait pris le parti de se déplacer joyeusement à chaque appel plutôt que de le prendre comme un désagrément capable d’éveiller en elle refus ou mauvaise grâce.
- Allô, comment va Colombine, s’inquiéta sa fille ? N’oublie pas de l’entourer de pierres claires, elle a besoin de pureté.
- Quelles pierres ?
- Fie-toi à ton intuition, maman, tu as une telle collection que tu trouveras bien ton bonheur !
Midi déjà, pensa-t-elle en reposant le combiné. Elle présenta quelques gouttes d’eau à Colombine, puis elle alla chercher des pierres dans son bureau ; un cristal de roche, un quartz rose et une pierre de lune. À ce stade elle doutait de l’efficacité de la lithothérapie sur sa colombe, mais les vibrations des minéraux ne pourraient que créer autour de l’oiseau une bulle de paix.
Elle reprit sa colombe sur ses genoux, elle n’était plus qu’une petite chose chiffonnée qui ne savait plus voler et reposait maintenant dans son nid tapissé de tendresse humaine. Un osier de chair. Ne s’élevait plus aucun chant susceptible de délimiter le territoire joyeux de celle qui connaissait l’étendue de sa demeure, et l’habitait avec confiance depuis des dizaines d’années. Devant tant de vulnérabilité, Élise réalisa qu’elle ne craindrait plus la gueule des loups à l'heure où les chiens poussent des soupirs aux pieds de leurs maîtres.
Elle n'entretiendrait plus la tendresse vouée aux amis qui depuis longtemps avaient oublié son nom.
Son image coulait dans la tranquillité de leur indifférence. Chaque année en eau plus profonde elle devait la puiser pour se rappeler à leur bon souvenir.
Maintenant, chacun resterait sur sa parcelle d'hexagone ou de terre étrangère, et la distance serait garante du respect de la vie privée des uns et des autres.
Ainsi iraient les jours dans leur normalité. L'oubli de l'autre au coeur des chaumières brûlerait assez de feu pour cuire le pain du quotidien.
Les grands absents nous ont habitués à la solitude, sous leur cape de silence ils ont emporté la pure lumière par les chemins où se dépouillent les chênes.
Colombine avait tenu une place de choix dans cette vie de solitude qui permettait à Élise de laisser libre cours à son imagination, de choyer les mots.
Devant son oiseau si faible qui tant aimait se laisser entendre quand elle téléphonait, au point qu’on l’avait surnommée « La dame aux oiseaux », une vague de tristesse la submergeait. Un sentiment d’impuissance, tout autant que d’abandon, grandissait en elle.
Mais qui abandonnait l’autre ?
L’une abandonnait la vie, l’autre l’abandonnait à la mort.
Face au grand départ même les mots sont impuissants.
Elle savait que la lumière reviendrait dans sa vie, qu’elle la pousserait à ouvrir le cahier où - écolière de toujours – elle note et tache sans scrupule ses pages. Elle a effacé le devoir de propreté de ses afflictions morales, en ce qui concerne ses notes, en tout cas. Les mots naissent du foisonnement. Elle fait confiance à son instinct, aux idées qui viennent trop vite avant que sa main ne parvienne à les transcrire. Alors évidemment, la page parfois est trop petite, les graphies s’emparent de la marge, volent en tous sens, se bousculent, se superposent, même. Elles ignorent comment évoluer en groupe dans le ciel qui leur est offert, elles y forment une nuée désordonnée.
Avec acuité, la mine graphite brouillonne les éclats de vie dont elle garde le souvenir. La mémoire vient de l'écoute des hommes, des animaux, des objets et de l'amour qu'on leur porte. Par les lieux et les temps traversés avec eux elle prolonge le dialogue des amitiés intarissables.
On lui dit qu’elle garde l'écoute de paroles que jamais personne n'a entendues, elles tintent pourtant par toutes les fêlures des coeurs qui ont trop ou pas assez donné.
Où poser son souffle pour que la présence sur Terre entre en résonance avec le cosmos ? Le réel n'offre que ses mirages, ou le tranchant d’une lame de vérité, pour attirer l'éveil. Parfois il suffit de tenir son attention sur l'ombre d'un arbre couché dans la lumière projetée d'une fenêtre, ou de veiller sur la respiration d’un oiseau qui s’éteint, pour pénétrer l’éternité.
La colombe était devenue si faible que sa flamme de vie s’éteindrait certainement avant la nuit.
Dans la maison, le bonheur semblait se décomposer au fur et à mesure que son souffle s’amenuisait. Le silence dilatait l’espace. Il en est toujours ainsi ; ce qui se vide ici apporte un plein ailleurs. Mais pourquoi l’associer au néant ?
Deux choses avaient toujours empli Élise de joie ; l’écriture d’un poème qui, une fois construit, rend à la vie son intensité, aux évènements, leur cohérence, et le temps passé à observer un oiseau, à gagner sa confiance, à accompagner des mains sa danse aérienne. La compréhension des êtres appartenant à une espèce différente se traduit par cette chanson des gestes, qui le plus souvent n’a pas besoin de la légende des mots.
L’heure de son cours de yoga approchant, il était temps pour Élise de laisser la colombe. Elle l’installa confortablement sur un pull douillet et quitta la maison munie de son tapis. Elle espérait bien oublier tout et saisir l’opportunité qui lui était donnée de se détendre, d’autant plus qu’une séance de Yoga Nidra était prévue en fin de cours. Sans doute la séance libéra-t-elle des tensions, mais pas de la façon espérée : elle pleura beaucoup. Ses larmes coulaient, malgré elle, alors qu’elle suivait la voix de l’enseignante, sans que jamais la somnolence ne la gagnât. Il faut dire qu'au début du cours la prof évoqua une séance privée qui s’était passée le mois précédent. Élise avait été la seule à se déplacer pour la méditation ce jour-là, alors elles avaient pris un peu de liberté. Comme il faisait particulièrement beau elles avaient commencé par quelques étirements dans le jardin. L’enseignante avait été particulièrement étonnée de constater qu'une mésange allait et venait autour d’elles durant toute la durée des exercices. D’autres oiseaux, à tour de rôle, étaient venus les observer. Elle n'avait jamais constaté une présence aussi insistante de la part de la population du ciel. Elise ne dit rien devant le groupe. Elle ne voulait pas parler de ses amis ailés, elle était là, justement, pour les oublier. Malgré tout sa tristesse s'était épanchée, l’avait rattrapée, durant la relaxation profonde.
À son retour Colombine s’était éteinte, elle avait pris en ce printemps l’escalator rose des branches de cerisier qui de la terre au ciel l’avait conduite vers la lumière. Trente-sept ans de compagnie, d’un coup s’étaient enfuis.
Tout un monde s’écroulait pour Élise devant ce tas de plume qui avait accompagné l’enfance de ses enfants. Cet oiseau merveilleux volait en liberté dans la maison, il s’était même fait accepter des chats.
« Que reste-t-il de ce monde, se demandait-elle ? C'est un monde peu sûr où court la solitude le long des murs et des portails, sécurisés.
Quelle main saisir pour prendre le chemin du vent qui nous pousse, et au premier rire croisé tourner en direction de l'éclaircie.
Abandonnons les scrupules, laissons-les à tout ce qui nous presse.
Ralentissons. Ralentissons !
Seul le coeur dicte les mots que la raison écoute, offrant un rythme joyeux à la nouvelle heure intime. Quand passe un présage signé d'or sur l'effervescence de la ville, le nuage dans sa majestueuse lenteur est notre vérité. Ce signe d’or peut être un chagrin d'oiseau, aussi léger qu’un lissage d'aura. La sensibilité que la tristesse froisse saisit les perles de pluie qui ne cessent de rouler sur l'imperméabilité d'un vêtement beaucoup trop grand.»
À cet instant, elle a l’impression de ressembler à un pingouin souffrant d'agoraphobie. La blancheur de la banquise qu'aucune aile ne viendra alléger de la lourdeur terrestre, l'oppresse.
Chercher dans de toutes petites choses le goût de la vie. Ramener l’instant au cœur. Pas dans la tête ! Tous les trésors, tous les souvenirs qu’une vie engrange se trouvent là.
À quelle angoisse la renvoie la disparition de Colombine ? À quelle fragilité contre laquelle aucune action ne peut rien, si ce n’est l’acceptation ?
On se perdra au bout des peines, même si l’horizon nous l’avons beaucoup repoussé. Un jour les êtres qu’on aime se transforment en oiseaux de lumière, quand ils ont usé le temps jusqu’à la corde. Malgré l’amour ils se laissent absorber par leur propre chemin, ils effacent leurs pas et taisent leurs pensées qui petit à petit fuient le lit de leur rivière, jusqu’à ce que leur crâne devienne léger quand les soucis ont perdu tout leur poids. Les voilà affranchis !
La fuite se fait à l’insu des personnes, parfois. La femme qui un jour a quitté sa maison pour ne jamais y revenir, s’égarant dans la forêt domaniale, de quel destin s’est-elle délivrée ? Un jour elle a fermé la porte de chez elle pour ne plus jamais y revenir. Ce chez elle qui promettait de devenir sa prison, jusqu’à ce qu’on lui trouve un autre lieu pour la protéger d’elle-même ; une résidence pour personnes âgées souffrant de maladies de la mémoire. Non, elle ne prononcera pas le nom de cette maladie ! Vous la connaissez cette infamie qui réduit le cerveau des êtres les plus doux à l’état de linottes… et encore bien moins. Pauvres petits passereaux ! On oublie leur chant mélodieux, leur vol tout en légèreté, pour ne retenir que le fait qu’ils construisent leur nid à la va-vite, sans se méfier des prédateurs. Un territoire leur plaît et les voilà installés, ignorant les dangers que le monde leur réserve !
L’esprit d’Élise la conduisit vers une autre linotte, sa mère. Elle l’avait vue petit à petit passer des trous de mémoire aux oublis qui devinrent des gouffres, chaque jour de plus en plus profonds. La disparition de sa voisine de quartier l’avait profondément affectée. À cette époque elle était encore active, même s’il lui fallait souvent retourner sur ses pas pour savoir à quoi elle pensait lorsqu’ elle était au sous-sol ou dans son jardin.
« Pauvre femme ! » disait-elle alors que tout le village s’était mobilisé pour une battue. « Pauvre femme ! » dit-elle encore d’un air songeur quand, quelques mois plus tard, on découvrit le corps de la malheureuse.
Sa fille, Élise la regardait en se demandant dans quelle zone les pensées de sa propre mère commençaient à s’égarer.
Tout cela datait de plus de douze années. Depuis, la maladie avait fait son chemin… la famille avait tout fait pour repousser le jour où le placement en établissement spécialisé deviendrait incontournable. Avec la malade, les proches avaient supporté les crises de violence, les voisins qui alertés par les cris avaient appelé les pompiers, l’accompagnement en promenade – cahin-caha, le passage au fauteuil roulant, la nourriture à donner, l’organisation d’une vie avec aides à domicile et le passage quotidien de l’infirmière… jusqu’au jour où aides-soignantes et infirmières avaient déclaré ne plus pouvoir rien faire, malgré le lit médicalisé et le lève personne. L’état de la malade demandait trop de présence. Le maintien à domicile n’était plus possible !
Trois ans, depuis trois ans, sa mère végétait dans un EHPAD. Elle y recevait de bons soins et chaque jour elle partageait son lit avec un baigneur qu’elle prenait pour son bébé, il gazouillait quand on lui appuyait sur le ventre.
Qu’était devenue la vie de cette « maman oiseau » qui n’avait pas pu s’envoler avant que la maladie ne l’atteigne ? La gélatine rose ou verte qu’on lui donnait lui rappelait-elle les glaces à l’eau qui la rafraîchissaient sur les plages du midi ?
Quand elle regardait les nuages filer dans le ciel, rêvait-elle de les suivre, de fuir cette chambre devenue son seul avenir ?
Elle avait depuis longtemps fermé les portes de son corps. Le langage s’était éteint. Ne tombaient plus que quelques sons, parfois. Le regard était inexpressif. Une vie emmurée dans un corps que l’on reconnaissait difficilement.
Les larmes sur une colombe morte pleurent toutes ces âmes si chères auxquelles la vie avait donné tant de valeur, un si beau déploiement, avant qu’elle les brisât sans qu’elles fussent parvenues à quitter la Terre.
Sa mère s’appelait Apolline et elle aimait les oiseaux… un jour elle oublia son prénom et même les oiseaux. Eux n’ont pas oublié qu’ils avaient conquis un cœur et leurs chants libérés des mémoires aimantes saturent l’air que nous respirons d’amour. Oui, il y a la pollution et de multiples raisons de développer des allergies printanières, mais tout territoire gagné à l’amour ne peut en rien être repris.
Fin